Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility A table : nos repas révolutionnés par les «sans»? | Sirha Food

A table : nos repas révolutionnés par les «sans»?

Le 04 février 2025

Reportage par Jean-Pierre Montanay

Reportage par Jean-Pierre Montanay

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Qui sont ces consommateurs qui bannissent de leur alimentation, viande, poisson, sucre, gluten, œuf, alcool, etc.? Sont-ils les pionniers de l’assiette de demain? Des lanceurs d’alerte utiles pour notre santé et celle de la planète? Ou des radicaux à la recherche d’identité culinaire? Notre table est-elle en train de se communautariser?

Le repas familial, autrefois fédérateur autour d’un poulet rôti, de coquillettes et d’une crème caramel, le tout arrosé d’un petit vin de pays, est-il devenu aujourd’hui l’occasion de se diviser? "La table devient désormais un ring de boxe", se lamente le critique gastronomique François-Régis Gaudry.
"Quelle tristesse de voir chacun manger différemment dans son coin !", déplore de son côté Alice Tuyet, cheffe du restaurant végan Faubourg Daimant. Dans le collimateur, ceux que l’on pourrait appeler les "sans" qui conçoivent leur alimentation sans certains ingrédients : sucre, viande, poisson, gluten, lactose, aliments cuits, alcool, etc. N’en jetez plus, la tribu grandit de jour en jour.
Certes, certains d’entre eux ont des raisons légitimes, médicales ou religieuses d’adopter ces particularismes alimentaires, mais pour François-Régis Gaudry : "Il y a aussi beaucoup de coquetteries" et le journaliste voit derrière ces privations "la montée assez préoccupante de ces “régimes à la carte”, influencés par l’individualisme à l’anglo saxonne."
"Dans le "sans" on peut y voir un geste pour la planète donc de l’altruisme, estime Alice Tuyet, mais également une forme de nombrilisme, d’égoïsme; par exemple, je rejette le gluten car ce n’est pas bon pour mes performances !"

Manger plus sainement
Alors, qui sont ces «sans» et quelles sont leurs motivations exactes?
"Ça s’est fait un peu par accident, raconte Hughes, 57 ans, industriel, qui a stoppé net l’alcool, il y a quinze ans. J’étais sous antibiotiques et un soir, avec des amis, je n’ai pas bu, ce fut une révélation! Ce n’était pas une question morale, mais un souci de bien-être."
Déclic identique pour Éléna, 23 ans, étudiante : "J’ai arrêté le gluten il y a six mois. Résultat: je me sens beaucoup mieux, sans coup de barre après les repas, avec le sentiment d’être plus légère !"
À 43 ans, Vincent ne consomme plus de viande depuis dix ans et pourtant il adorait ça : "Je trouvais que j’en mangeais trop ; donc j’ai arrêté pour des raisons de santé."
En clair, pour ces "sans", se priver de viande-rouge-cancérigène-à-haute-dose, de sucre aux pouvoirs addictifs, d’œufs susceptibles d’être contaminés à la salmonelle, de gluten mal accepté par nos organismes, c’est donc l’assurance d’adopter une hygiène de vie saine. 

Un climat de défiance
Les récents scandales qui ont secoué l’industrie agroalimentaire, comme ceux de la vache folle et des lasagnes à la viande de cheval, ont largement contribué à installer "un climat de défiance très fort", selon Gaëlle Pantin-Sohier, professeure de marketing à l’IAE Angers, à l’égard de l’industrie agroalimentaire, surtout chez les nouvelles générations mieux informées, à la recherche de produits plus naturels, plus respectueux et plus transparents.
Défiance partagée par Esther, 21 ans, étudiante qui a décidé d’abandonner la viande à table pour devenir végétarienne: "Nous voulons consommer ce qui est sain et éthique; notre génération est très concernée par l’industrialisation de la bouffe."
Cette volonté de prendre sa santé en main grâce à son assiette se conjugue à une plus grande prise en compte des enjeux et des défis écologiques, comme le fait remarquer l’auteur et chercheur Kilien Stengel : "Pour ces consommateurs, la défense de la planète conditionne leur rapport à la nourriture avec une cuisine “sans” gaspillage, “sans” déchets, voire “sans” cuisson."
Pour Henri, la suppression de la viande a aussi coïncidé avec son engagement écologiste : "Cette prise de conscience du bien-être animal, de l’empreinte carbone et d’une réflexion autour de l’agriculture de demain a beaucoup joué dans ma décision."
"Un monde qui ne porte de l’intérêt aux animaux que pour les (sur)exploiter, avoue Gwenaëlle, 35 ans, plus radicale et végane, est à mes yeux un monde dénué d’humanité, qui court à sa perte; à 7 ans j’ai donc pris la décision la plus sensée de ma vie." Très précoce, elle est devenue végétarienne à l’école primaire puis végane autour de ses 13 ans. Cette "archi-pellisation" de la table qui nous guette, où chacun ouvre le frigo et mange selon ses envies, n’est pas sans conséquences sur notre société, juge Kilien Stengel : "Le “sans” permet à chaque individu de se créer une identité culinaire avec ses vertus mais aussi avec le risque d’aboutir à un communautarisme alimentaire."
Comment faut-il donc, de nos jours,  réinventer ce "vivre" ou plutôt ce "manger ensemble" ?
Dans certaines familles, la cohabitation est parfois compliquée quand les parents doivent s’adapter aux exigences de leurs enfants. Esther, étudiante de 21 ans, a connu ce genre de  situation: "Lorsque mon père servait de la viande lors des déjeuners de famille, je devais apporter mon tofu, raconte-t-elle, mais finalement le constat est plutôt positif: tout le monde voulait en goûter et ça a créé de la convivialité. Aujourd’hui, lui-même le prépare parfois; il a appris et il aime bien ça !"

Benoît d’Onofrio
Le combat d’un sommelier pour la sobriété et contre le "tout alcool"

Bienvenue à la "Sobrellerie" de Benoît d’Onofrio, maître des lieux, sommelier de métier et lui-même reconverti en "sobrelier" : "J’ai fait émerger ces néologismes car ils ont l’avantage de mettre en avant le mot “sobriété” qui signifie mesure et surtout pas abstinence !"
Ce matin-là, il embouteille sa dernière préparation "la mûre du risque", sans alcool, fermentée, destinée à être consommée à table dans un restaurant; concoctée avec des mûres, du jus d’olives Tanche et du sésame blanc torréfié. Benoît ne s’est jamais focalisé sur les vins; il avait l’habitude d’ajouter sur sa carte des boissons non alcoolisées: jus de fruits, infusions, thés et cafés. Et pourtant, un soir, frustrée par le manque de choix, une cliente a fini par boire du vin par défaut. "Cela m’a obsédé toute la soirée, se souvient-il, j’ai réalisé qu’un jus de fruit ou un café ne correspondaient pas à ce moment de convivialité qu’est un repas au restaurant." Benoît recense alors les propositions sans alcool sur le marché et son constat est édifiant: "95% sont de l’ersatz, déplore-t-il,  vins désalcoolisés, bière sans alcool, faux spiritueux ou alors sodas, jus de fruits et boissons fermentées comme le kéfir et le kombucha."

Pour le sommelier, il est donc temps de créer son propre univers liquide. L’ambition de Benoît est de s’adresser à tout le monde afin de déconstruire ce "diktat qui a obligé un certain nombre de personnes à boire de l’alcool". Il faut que "cette cause des sans alcool, plaide-t-il, soit rejointe par des buveurs d’alcool; le propos n’est pas de diaboliser l’alcool mais d’élargir le champs des possibles des boissons."

 

 

 

Yves-Marie Le Bourdonnec
Sa solution pour sauver l’élevage: manger une viande de qualité mais plus rarement

Après avoir vendu ses cinq boucheries parisiennes, Yves-Marie Le Bourdonnec, surnommé le "boucher des stars", a changé de vie. À 55 ans, il a posé, au printemps 2023, son billot à 200 kilomètres de Paris, au milieu de nulle part, à Bouhy, 448 habitants dans la Nièvre.
Dans sa boutique à l’ancienne à la façade couleur lie de vin, derrière ses vitrines où trônent saucisson à l’ail et pâté "façon grand-mère", le boucher revit car ici, pas une seule fois il n’a été menacé en tant que boucher : "À Paris mes boutiques ont été plusieurs fois attaquées par des végans qui ont aspergé la vitrine avec du faux sang. J’ai essayé de discuter mais c’est impossible, ils sont contre la viande et ça ne va pas plus loin."
Cette radicalité, cette culture du "sans viande" qui s’amplifie au fil des ans inquiète le boucher : "Se retirer de tout un univers me semble d’une tristesse insupportable." Entre deux coups de feuille pour découper un pied-de-cochon, Yves-Marie hausse le ton : "Le sans viande, c’est renier une partie de ce que nous sommes; c’est-à-dire des omnivores. Il faut l’assumer! Moi, je suis passionné par les animaux, leur sensibilité et cela ne m’empêche pas d’en manger."
Le boucher travaille avec de petits producteurs. Et ses clients, qu’ils soient d’ici ou de la capitale, préfèrent manger de la bonne viande mais moins souvent: "Je trouve que l’on consomme beaucoup trop de viande industrielle; on doit aller vers un monde dans lequel on en mangera beaucoup moins qu’aujourd’hui, mais elle ne va pas complètement disparaître!"

Ça se corse lorsque les "sans" sont invités à l’extérieur : "Je n’ai pas de position sectaire, raconte Laure, 64 ans, végétarienne, je ne dis jamais “je ne mange pas de viande”, car je n’ai pas envie d’emmerder le monde avec ça." Dans le cas où de la viande est servie à table, elle prend sur elle: "J’en mange un petit peu pour faire honneur au cuisinier, ce n’est grave ni pour moi ni à l’échelle de la planète, ce qui est important c’est d’être tous ensemble."
Même son de cloche avec Éléna, qui a banni le gluten, en mode "pas de vagues" : "Je n’ai pas envie de passer pour une “chieuse”; s’il y a des pâtes je les mange pour ne pas froisser l’hôte! Je sais aussi que cela ne va pas mettre ma santé en danger contrairement à ceux qui sont malades cœliaques !"
Même si le tofu reste encore une source de plaisanterie facile pour ceux qui aiment railler les végétariens et les végans, les lignes bougent et les réactions à l’égard des "sans" aussi, comme l’a constaté Hugues qui ne boit plus d’alcool: "Le tabou est tombé; la peur de paraître ringard ou pas cool en refusant l’alcool est en train de disparaître, de se déconstruire."
"Déconstruire", le mot est lâché. Assiste-t-on à la déconstruction de nos modèles culinaires classiques et dominants? Aujourd’hui, la parole se libère, les "sans" ont moins de réticences à assumer leurs choix.
Pour Benoît d’Onofrio, sobrelier qui invente des boissons sans alcool, il est temps d’instaurer une forme de consentement à table : "Avant, on imposait le rôti de bœuf à tous sans se demander si un convive se forçait pour ne froisser personne. Pour que la table reste un moment de convivialité, il faut aller vers les autres pour les comprendre."
Cette déconstruction de la table d’hier prendra encore sans doute du temps car les préjugés ont la vie dure. Vincent, végétarien, l’a vécu à ses dépens : "J’ai eu plus de problèmes en province où je me suis déjà fait tancer par un restaurateur à qui je demandais une salade César sans poulet ! Parfois, dire qu’on ne mange pas de viande est pris comme une insulte !"
Il faut dire que face aux particularismes alimentaires, le monde de la restauration doit se remettre en question. Selon l’étude Opinion Way pour Sirha Food, 86% des restaurateurs interrogés confrontés à ces régimes proposent des plats adaptés, notamment des plats végans ou végétariens. Un casse-tête pour les restaurants dont les menus reposent sur des recettes traditionnelles et classiques de la cuisine française, au point que certains établissements font de la résistance.
Dans son historique Auberge Pyrénées Cévennes à Paris, le chef Pierre Négrevergne est fier de sa carte bourgeoise avec blanquette de veau et pâtés en croûte. Pour lui, pas question de s’adapter: "Je n’ai pas envie de changer pour séduire cette nouvelle clientèle, certainement pas ! Je garde mon cap, je suis un défenseur des traditions avec de la vraie crème, du vrai beurre et de la vraie viande !"
Et lorsque des végétariens ou végans poussent sa porte sans savoir quelle assiette les attend, le chef n’a pas grand-chose à leur proposer: "Lorsqu’on me demande un plat végan, j’ai toujours le risotto à la carte qui fait le job; je ne vais pas faire une carte spéciale, sinon on ne s’en sort plus ! Plus on avance, plus il y a de “sans” donc à un moment il faut dire stop !"
Une réaction qui ne surprend pas Gwenaëlle, végane, choquée du retard pris par la France, terre de gastronomie : "Dans beaucoup de restaurants, il n’y a pas d’offre végane sans doute par manque de curiosité, de connaissance. C’est aussi une question de génération, celle d’avant ne veut pas bouger et changer les choses."
Gwenaëlle constate qu’à l’étranger la situation est bien différente et elle cite par exemple Israël, "un paradis pour les végans", l’Allemagne et même désormais l’Espagne: "L’excuse qui consiste à dire que la cuisine traditionnelle n’est pas compatible avec le végan est fausse. Nous aussi, on veut défendre les traditions. En Écosse, la recette iconique de la panse de brebis farcie a sa version végane, pourquoi cela n’existe-t-il pas en France ?"

Alors, faut-il se réjouir de l’arrivée de restaurants, pâtisseries spécialisés dans la cuisine végétale voire végane? "Des restaurants végans uniquement pour les végans, ça nourrit le communautarisme, s’inquiète Gaëlle Pantin-Sohier. Ça oblige à une cohabitation. Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée de scinder l’offre de façon aussi radicale."
Alice Tuyet, cheffe du restaurant Faubourg Daimant, pourrait se sentir visée mais sa vision est aux antipodes: "Aucune inscription végane ne figure sur la devanture, tout le monde est bienvenu, je ne veux pas créer de chapelles." Et d’ajouter avec un brin de provocation: "Je suis super contente si un de mes clients mange au dîner une côte de bœuf de qualité avec un verre de rouge! Au final, il mange au moins ici “végétal” et c’est déjà une bonne chose, car ça a un impact sur la planète et les animaux."
Elle ne veut surtout pas entendre parler du "sans" viande, "sans" crème pour définir sa cuisine: "Notre discours n’est pas “sans” mais “avec” : avec des légumes oubliés, avec des nouvelles techniques de cuisson, avec des sauces gourmandes; on est là pour proposer, pas pour imposer. Je veux donner envie de manger des légumes !" Où comment préférer à la guerre à table, une cohabitation apaisée.

 

 

Jessica Préalpato
Elle a révolutionné la pâtisserie avec la naturalité

Auréolée de son titre de "Meilleure pâtissière du monde" en 2019, une première pour une femme, Jessica Préalpato, la pionnière de la "naturalité" est sur tous les fronts : depuis novembre dernier, elle régale les voyageurs en première classe de l’Eurostar avec ses desserts; les fans de gâteaux "dé-sucrés" se pressent au goûter chic et gourmand qu’elle supervise à l’Hôtel San Régis tandis que sa boutique doit ouvrir en juin dans la galerie du Louvre. Un succès qu’elle doit à son identité, qu’elle a forgée au contact d’Alain Ducasse qui l’avait engagée.
"À force de l’entendre me dire “c’est trop sucré, moins de sucre s’il te plaît”, avoue-t-elle, j’en ai enlevé progressivement au profit de miel, de sucs de fruits caramélisés pour arriver à cette naturalité qu’il souhaitait et qui est devenue ma philosophie."
Son ambition: créer des desserts plus naturels, plus authentiques en sublimant ces ingrédients comme les fruits et les plantes. "Attention, “dé-sucré” ne veut pas dire zéro sucre, prévient la jeune pâtissière qui juge le sucre indispensable dans la pâtisserie, sinon c’est immangeable !"