Des fourneaux au fournil, il n'y a parfois qu'un pas que de nombreux cuisiniers se sont plu à franchir ces dernières années. Chefs stars ou moins exposés, motivés ou non par les restructurations liées à la pandémie, tous se sont pris de passion pour le levain et ne cachent pas leur plaisir de mettre la main à la pâte.
"I love bread !" nous lance avec enthousiasme le chef Glenn Viel quand est abordé le sujet de la boulangerie. Lorsqu'il prend les rênes du domaine de l'Ousteau de Baumanière aux Baux de Provence en 2015, le cuisinier trois étoiles décide de mettre en place un insolite accord mets et pains. "Je me suis aperçu que certains clients ne choisissaient pas le bon pain pour accompagner leur plat". Il a donc mis à contribution les trois boulangers du domaine pour "imposer" un pain spécifique à la douzaine de plats que compte le menu dégustation. Un retour à "l'aliment de base de toutes les civilisations" pour le chef qui concède que "certains font mieux à côté, mais c'est plus valorisant de le faire sur place et de créer un artisanat dans l'artisanat".
Une idée partagée par nombre de ses confrères, à l'image du très médiatique Cyril Lignac qui avait ouvert le bal en inaugurant sa première pâtisserie parisienne en 2011. Il est, depuis, à la tête de cinq autres enseignes dont une à Saint-Tropez. En 2016, des stars comme Thierry Marx ou Georges Blanc donnent aussi leur nom à des enseignes de boulangerie. Trois ans après, c'est Mathieu Viannay - autre col tricolore multi étoilé - qui lance l'Épicerie-comptoir de la Mère Brazier avec aujourd'hui deux adresses supplémentaires à Lyon. Alexandre Bourdas a quant à lui carrément rendu ses deux macarons Michelin pour transformer son restaurant gastronomique de Honfleur en un lieu hybride proposant une offre variée dès le petit-déjeuner.
Du côté de Menton, le triple étoilé Mauro Colagreco s'est à son tour lancé dans l'aventure boulangère avec l'ouverture de Mitron Bakery en 2020. Pour le chef d'origine argentine, le pain est intimement lié à son enfance : "Ma grand-mère nous accueillait avec ce pain qu'on attaquait encore chaud et fumant ! J'ai souhaité lui rendre hommage en faisant du pain un moment important dans l'expérience au Mirazur : c'est le premier aliment que les convives reçoivent à table".
Il est même allé encore plus loin dans la démarche en faisant l'acquisition d'un moulin - où il travaille les blés anciens cultivés par Roland Feuillas à Cucugnan - et de l'ancien four à bois du village. "L'univers du pain est absolument captivant. Je suis tombé amoureux de cet aliment si noble et j'ai décidé de le travailler plus spécialement, plus en détail. Plus je le connais, plus la passion devient intense".
Et s'il a fallu expliquer à la clientèle de l'ancienne boulangerie mentonnaise les atouts de blés comme le barbu du Roussillon, le blanc de Noé, ou le blé de population - qui donnent des pains à la texture et à la saveur différente de ce à quoi elle était habituée - le pain vertueux de Mauro Colagreco a su convaincre. "L'une des choses les plus difficiles a été de trouver des personnes assez engagées pour accepter de se former à fabriquer du pain vivant, mais je pense que les gens sont de plus en plus conscients des bienfaits de ce type de démarches et la demande est en constante augmentation. Face à la boulangerie industrielle, nous sommes des garants des savoir-faire anciens, des gardiens de la biodiversité". Un leitmotiv fort pour le chef qui place l'engagement écoresponsable au même niveau que l'intransigeante loi de la rentabilité.
En province l'offre street-food est souvent limitée aux grandes chaînes. Là c'est un moyen d'être abordable à tous, peut-être aussi une façon de faire découvrir ensuite notre table
À l'autre bout de la France, à Brest, Romain et Charlotte Pouzadoux ont eux aussi fait des travaux et dû souscrire un nouveau crédit pour changer l'Imaginaire en Peck & Co, leur nouvelle activité centrée sur la street-food. Ils ont ainsi réduit la taille de la salle du restaurant de moitié afin d'augmenter la surface de la cuisine. Un grand bouleversement, mais dont ils sont ravis : "Notre vie a bien changé depuis la fermeture de la table gastronomique car on ne travaille plus le soir, on peut profiter des enfants, même si on se réveille à 4h du matin ! Intellectuellement c'est hyper enthousiasmant, cela donne de nouveaux moyens de s'exprimer, c'est chouette, on ne s'ennuie pas". L'idée d'une boutique leur tenait à cœur depuis longtemps, et c'est l'expérience de la vente à emporter durant le confinement qui les a motivés à se lancer il y a deux ans. "Il faut s'adapter aux consommateurs qui prennent beaucoup de leurs repas sur le pouce, et en province l'offre street-food est souvent limitée aux grandes chaînes. Là c'est un moyen d'être abordable à tous, peut-être aussi une façon de faire découvrir ensuite notre table aux clients".
Le besoin de maîtriser de bout en bout leur production avec des farines sans additifs les a poussés à se former auprès de collègues boulangers locaux, puis de suivre des sages chez le meunier Foricher. Bao, hot-dog, focaccia, bolo de caco de Madère ou encore shokupan japonais, pour Peck&Co ils se sont amusés à reproduire des recettes découvertes lors de leurs voyages. "Nous avons eu besoin de faire nous-mêmes de plus en plus de choses, ça demande de s'adapter en permanence car le gluten est toujours différent, mais on est un peu touche à tout et la pâte a un effet relaxant. On continue de découvrir, c'est super". Et ils ne comptent pas s'arrêter là, ils évoquent l'ouverture prochainement d'un magasin à côté pour séparer la vente à emporter de l'offre sur place et être plus lisible auprès de la clientèle, ainsi que des nouveaux marchés comme l'événementiel. "C'est un choix de cœur, l'envie de nouveaux défis pour ne pas subir le sentiment de lassitude quand on a fait le tour d'un restaurant", ajoute le chef brestois.
Tout récemment encore, avec Levain d'Olivier Nasti à Chambard en Alsace ou Faurn du Libanais Alan Geeam à Paris, la liste des chefs toqués de pains s'est allongée et restera non exhaustive au regard de cet emballement boulanger décidément contagieux.
Par Maryam Lévy
Photos Romain Pouzadoux, chef de Peck&Co, à Brest
La cuisine boulangère d'Atelier P1 Bouche
Ici, ce sont les mitrons qui mitonnent sain et gourmand. Les fondateurs de l'Atelier P1, Julien Cantenot et Yasmine Djaballah, ont fini par ouvrir à l'été 2023, une table qui prolonge la boulangerie un tout petit peu plus loin, sur le même trottoir que leur fameuse boulangerie artisanale tue Marcadet, dans le XVIII arrondissement de Paris.
Assis, en intérieur dans une ambiance végétale, avec vue directe sur la cuisine (comme on a vue sur le fournil dans leur boulangerie, par souci de transparence) et son îlot central qui fait office de présentoir à desserts, ou en terrasse quand le soleil darde, on y déguste des plats cuisinés faits maison, dès le matin pour un petit-déjeuner complet, avec le pain de la maison, du granola, des viennoiseries et des œufs coque avec ses mouillâtes : le midi des tartes et tartines sucrées ou salées, disponibles en option vegan, avec des ingrédients de qualité, les plus locaux possible. La carte a été conçue par le trio Julien Cantenot (boulanger, fils de boulanger et petit-fils de meunier, fondateur d'Atelier P1), Paula Lourenço (ex-La Guinguette d'Angèle et cuisinière Atelier P1) et David Alfaro Quesada (ex-Le Grand Café d'Athènes), pour nourrir trois formules, de 22 à 25 euros selon que le client s'octroie la complète entrée/plat/dessert ou moins.
À la carte du jour, nous choisissons la Tartine de P1 truite fumée et chèvre et la tarte au chocolat sarrasin pour un rapide casse-croûte. Le pain, craquant, ne faiblit pas sous l'humidité de la crème et le gras de la truite. Aussi copieux que délicieux.
Atelier P1 Bouche
151 bis Rue Marcadet,
75018 Paris