Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility Arotzenia : plats de résistance | Sirha Food
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A Urrugne, dans la province basque du Labourd, une auberge de village intemporelle réinvente le restaurant en établissement associatif à but non lucratif, dépourvu de fonds de commerce. L’artisan cuisinier Antoine Chépy y prépare des nourritures conscientes et pleines de bonté, racontées par le journaliste et auteur Quentin Guillon dans son ouvrage De la terre à l’assiette (éditions Impacts). Interview croisée sur ce lieu de résistance alimentaire qui restaure les corps, les liens sociaux et le sens du verbe « nourrir ». 

Arotzenia mêle santé publique, condition agricole et lien social. A votre avis, le restaurant est à la confluence de tous ces enjeux ?  

Quentin Guillon : Oui. L'approche holistique et philosophique de l'alimentation qu'ont Antoine et Bianca (Bianca Muller, l’associée d’Antoine Chépy, NDLR) sont les raisons qui m'ont porté à réaliser cette enquête-immersion. Quand Antoine dit : "A quoi ça sert de manger ?" (c'est d'ailleurs le titre d'un chapitre), je trouve sa question très pertinente. On s'est globalement déconnectés, au niveau individuel et collectif, de notre nourriture. D'où vient-elle ? Qui l'a produite ? Qui achemine les produits ? Comment rémunérer les paysans et paysannes ?  
Antoine Chépy : Le restaurant est de fait à la confluence de ces enjeux. Que de soit un self-service, une cantine d’entreprise ou scolaire, un restaurant traditionnel ou un fast food, ces lieux entretiennent des liens perméables avec la santé publique, la condition agricole et lien social. L’auberge Arotzenia, elle, est un restaurant associatif qui a trois objets principaux : 1 : promouvoir le lien entre la production, la transformation et la consommation des aliments issus de l'agriculture paysanne, selon la charte de l’agriculture paysanne, produits au sein d’un territoire. 2 : proposer une alimentation saine et locale à prix juste à ses adhérents. 3 : promouvoir le lien social intergénérationnel autour des repas, être un lieu de rencontre des habitants du quartier et de tous ceux qui le souhaitent. 

Comment se traduit cette démarche dans votre établissement et dans l’élaboration de votre cuisine ?  

AC : Dans les assiettes, ça donne plus de légumes et de légumineuses, moins de viande, de lait et de sucre. La carte est donc à 80% végétale, 20% de viande et de poisson. (NDLR : à notre passage : soupe à l’ail en guise de bouillon restaurant, chou-fleur aux amandes, salade de poulet à la vietnamienne jardinière artichaut-asperges-fèves, fruits au coulis, NDLR…) 
QG : Le marché, c'est LE lieu pour Antoine. Son moment à lui. Il ne part jamais de la recette, mais du produit qu'il trouve sur le marché. D’ailleurs, Antoine a été le premier artisan cuisinier à Saint-Jean-de-Luz à se rendre directement au marché dès 2009-2010. Pour se connecter à ce lieu primordial, à ces paysannes et paysans qui connaissent leur métier, à leur travail de la terre. Antoine ne discute aucun prix. Les paysannes-paysans connaissent le prix de leur travail. Il cultive là un lien fort avec elles et eux depuis une quinzaine d'années.

Quentin Guilon, dans votre livre, vous racontez le projet d’AC à Arotzenia comme un lieu de résistance et d’autonomie alimentaire. Qu’est-ce qui se joue à cette adresse ? 

QG : Un changement de paradigme : Arotzenia incarne la prise de conscience et la création d'un autre possible, qui tient compte de l’urgence écologique et de la très faible autonomie alimentaires des grandes villes. Ce qu'il y a d'important me semble-t-il, c'est qu'Antoine et Bianca font : ils ne sont pas dans la théorie mais dans l'expérimentation et la pratique. Ils sortent du système par l'action. C'est une résistance et une lutte non pas contre, mais pour. Je les vois comme des pionniers qui ouvrent une voie. Ce qui est chouette aussi, c'est la joie qui transpire à Arotzenia : la joie de se retrouver, de bien manger (beaucoup redécouvrent les légumes et disent leur sensation de manger chez leurs grands-parents, ou les abats), d'échanger et de partager. Des gens quittent souvent l'auberge beaucoup plus tard que prévu au départ... 
AC : je dirais qu’Arotzenia est une expérimentation d’un autre modèle économique dans la restauration, sans but lucratif et caractérisé par l’absence de fonds de commerce. Le prix juste est l’addition de la juste rémunération du producteur, des travailleurs de la restauration (plongeur, serveur, cuisinier) en plus des charges fixes : eau, électricité, assurance, loyer. 

Arotzenia, c’est une « maison où l’on donne à manger », littéralement « jatetxea » en basque. Que représente cette vocation pour vous ?  

QG : Arotzenia est pile dans le principe de la commensalité : l'auberge pour nourrir son estomac et nourrir son lien aux autres : aux paysan.ne.s, aux cuisinier.e.s, aux serveur.euse.s, aux autres adhérent.e.s lieu, etc. L'auberge est au carrefour de tout : on y parle agriculture, élevage, revenu des paysans, foncier agricole, système alimentaire, santé, question de l'eau, environnement… C'est éminemment politique, au sens où nous citoyennes et citoyens devons nous emparer de ce sujet pour organiser et choisir collectivement notre société.   
AC : les humains profitent mieux de leur repas quand ils le partagent, ils sont des mammifères a l’instinct grégaire et a l’apprentissage mimétique. Donner à manger pour moi, cela veut dire nourrir et aujourd’hui c’est comme cela que je définis ma pratique d’artisan. 

Faut-il repenser le modèle du restaurant ? Le restaurant comme le connaissions jusqu’à présent est-il encore pérenne ? 

AC : Je poserais la question ainsi : le modèle de production agricole actuel est-il pérenne ? De nombreux rapports démontrent que le système est à bout de souffle, provoquant des conséquences graves et bientôt irréversibles sur notre écosystème. De nombreux rapports démontrent aussi qu’il y a un lien direct entre alimentation et santé physique et mentale. Arotzenia, à son échelle et sans dogmes, tend par ses pratiques à repenser le modèle du restaurant.  
QG : Quel est le prix d'une assiette ? C'est la question de base posée par Antoine et Bianca, prélude à la création de l'association. Pour eux, c'est du foncier, c'est à dire que l'assiette sert à rembourser l'emprunt (souvent important) pour acheter le fonds de commerce. Le modèle de l'auberge associative permet de contourner cela : pas de capitalisation, pas de crédit bancaire ni de bénéfice. Tout excédent est investi dans du matériel. 
Au cœur de ces réflexions, aussi, il y a cette question qui m'a interpellé : comment réconcilier les deux mondes, le restaurant gastronomique à vingt couverts et la cantine pour tous, qui nourrit des dizaines et des dizaines de personnes sur un service ? Les artisans cuisiniers en restauration collective ne sont pas assez valorisés... 

Comment voyez-vous le retour en grâce de l’auberge comme forme du restaurant, avec ce mouvement dit du "néo-aubergisme » ?  

QG : Rien n'a été inventé. Le modèle d'Antoine et Bianca, ce sont les restaurants ouvriers, en l'occurrence celui de La Marmite dans les années 1870 à Paris, dans le contexte de la Commune.  Le plus important dans ce genre de mouvement, à mon avis, c'est de ne pas perdre le sens originel du modèle. Comment conserver ses valeurs ? Comment rester libre et indépendant ?  Ce sont des questions qui sont sans cesse mises sur la table, pour l'auberge et dans la vie en général...On le voit aujourd'hui avec la Sécurité Sociale de l'Alimentation, qui a le vent en poupe. Mais certains projets ne correspondent pas à grand-chose à l'idée de départ, qui est de redonner du pouvoir d'agir, aux gens, reprendre le pouvoir sur l'alimentation, par le conventionnement, par l'universalité, etc.  

Pensez-vous que ce modèle soit déclinable ? Êtes-vous en lien avec d’autres restaurateurs qui sont sur la même longueur d’onde que vous ?  

AC : En 2018 j’ai participé avec trente autres cuisiniers à l’écriture du manifeste de l’Alliance des Cuisiniers, actuellement Alliance des tables libres et vivantes. Mais c’est au quotidien et sur nos territoires que je crois que l’action est effective. La profession, celle d’artisan-cuisinier, doit prendre en mains son destin et ses responsabilités pour se libérer des normes et de la dépendance à l’égard de l’agro-industrie. 
QG : il existe d’autres lieux d’expérimentation, je pense notamment à la Casa Consolat à Marseille (cuisine associative et participative de la cité phocéenne, NDLR). Ce qui m'a marqué en écrivant mon livre, c'est le sacrifice d'Antoine, de Bianca, et de beaucoup de paysannes et paysans, pour bien nous nourrir. Mais à quel prix pour elles et eux ?  

Aïtor Alfonso  

Quentin Guillon, De la terre à l’assiette, Impacts, 160p (15 €).