Sans agneau ni chocolat, Daniel Baratier a proposé un déjeuner pascal hors codes en son Auberge sur les Bois à Annecy-le-Vieux, avec Frédéric Molina et Oronce de Beler. Divin.
« Un repas est insipide s’il n’est assaisonné d’un brin de folie. » À quoi mesure-t-on le contentement, la douce folie dégustée, en reposant sa serviette ? Quand on sort de table à 17 heures sans s’être morfondu une seule seconde ou sans avoir eu envie de faire taire le tonton raciste à coups d’ustensile de cuisine ? Quand on s’en relève sans avoir l’impression de se trimballer un paquebot sur l’estomac ? Quand les cuisiniers sortent de l’office après un tel service avec la banane, fatiguée, mais sonore et bien perceptible ? En règle générale, on n’a pas d’avis définitif, mais en sortant de l’Auberge sur les Bois en ce dimanche pascal, on penchait bien pour un mélange des trois possibilités, sans même renier la formule d'Érasme sur le « brin de folie ».
Car on ne s’est pas ennuyés avec la triplette d’aubergistes new age aux manettes. Frédéric Molina est venu avec sa cueillette désormais fameuse du Léré, moulin Des plus courus du Chablais en Haute-Savoie, et son Irene, Hôtesse Omnivore 2020, aussi à l’aise au service à Annecy qu’à Vailly. Daniel et Charlotte Baratier recevaient avec leur bonne humeur coutumière. Et Oronce de Beler est venu armé d’un cochon et de quilles de l’espace. De la bourguignonne Maison romane, désormais sise à Nuits-Saint-Georges, en l’occurrence, mais c’est tout comme.
C’est d’ailleurs à la Maison romane que ce 6-mains a débuté, une semaine plus tôt : y avait tue-cochon chez Oronce. Cochon nustrale. Traduisez, noir de race corse. Élevé par Oronce himself, sorte de surdoué du vivant. Oui, le garçon est négociant en vins, éleveur, boulanger, cidriculteur et désormais brasseur, crafteur même. Pas mal pour un Parisien jadis versé dans la Revue des vins de France, émigré sur le tard en Bourgogne, à Vosne-Romanée, pour faire du vin, amoureux fou du pinot noir qu’il est devenu. Il est le trait d’union parfait pour ce repas : à eux trois, Daniel, Frédéric et Oronce exercent cinq métiers qui datent du Moyen-Âge mais qui sont encore d’actualité.
La brioche d’accueil, servie après les crackers et avant la tartine de cueillette from le Léré, rassemble les boulangers. Et l’accord d’Oronce est une bière, une très grande bière… d’aligoté. Ses « Mousses sauvages », de fermentation haute – qui ont ouvert et fermé le repas –, il les brasse en séries limitées depuis 2020, avec du jus de raisin, de fruits ou des plantes sauvages de Bourgogne, grâce aux levures indigènes extraites des cuves de vin en fermentation à la Maison romane. Le brassin est assemblé avec un jus de pressurage d'aligoté et élevé 9 mois en fûts ou en foudres. Avis aux amateurs, la « Gamay » est également renversante.
Pour accompagner le maquereau « vin blanc », l’asperge « gribiche » et la matelote lacustre (parce que féra du Léman) « meurette », on a voyagé de la côte-de-nuits au Mâconnais, sans oublier un clin d’œil à Alexandre Bain avec la cuvée « les Palefreniers », un pouilly fumé fait au pays du fuissé, et en passant par Pommard (1er cru Largilière), pour soutenir l’indécence folle de cette double côte de cochon nustrale et la sapidité de fromages normands, avant de revenir à la fermentation haute pour le dessert intitulé « Printemps en cueillette » – tout en kiwi, berce et autres choses délicieuses ramenées du Chablais par les Molina –, avec une rasade de Mousses sauvages « Cueillette de printemps ».
Il est plus de 17 heures, la gentiane et le génépi (maison cette fois, Oronce pouvait désamorcer les hectopascals) se sirotent à la terrasse de l’Auberge, idéalement baignée de soleil. Les chefs ont l’air heureux, les convives le sont. Encore une collaboration, dont on se méfie depuis longtemps de la mode immaîtrisée, bien pensée, bien préparée, bien servie. Comme tout ce que fait Daniel Baratier à son Auberge sur les bois, avec une énergie qu’on ne s’explique pas quand on connaît le souci permanent que c’est d’être un aubergiste rentable et authentique par les temps qui courent. Il faut aller manger à Annecy-le-Vieux, et à Vailly. Ne serait-ce que pour Daniel Baratier et Frédéric Molina.
Audrey Vacher
© Nicolas Villion