Please ensure Javascript is enabled for purposes of website accessibility « On aura plus que jamais besoin d’être unis » | Sirha Food
STÉPHANE JÉGO :

« On aura plus que jamais besoin d’être unis »

Le 18 septembre 2020

On a beaucoup entendu le patron de l'Ami Jean pendant le confinement. Sa parole porte et vaut toujours alors que la restauration s'apprête à vivre des moments difficiles.

On a beaucoup entendu le patron de l'Ami Jean pendant le confinement. Sa parole porte et vaut toujours alors que la restauration s'apprête à vivre des moments difficiles.

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Il règne sur la rue Malar, à Paris, depuis dix-huit ans. Grande gueule et gros cœur, Stéphane Jego est un aubergiste chez qui l’on va et chez qui l’on revient, pour une cuisine de goûts et de générosité. Une bistronomie qui défend les producteurs, qui met l’humain au centre. Parrain du Refugee Food Festival, il transmet un savoir-faire et des valeurs pour que la cuisine reste une famille d’accueil qui ne laisse personne sur le bord de la route. Quand il a dû fermer, comme tout le monde, il s’est mis au service du collectif, a mouillé la chemise, ne s’est pas fait que des amis, sauf chez ceux qu’il a aidé à passer ce cap. Il fait avec nous un constat autant empreint d’énergie pour le métier que d’amertume pour le milieu, qui a fait illusion en front commun jusqu’aux moments de vérité.

La crise du coronavirus vous a-t-elle pris par surprise ?

Non. Avec ma compagne, on avait anticipé. Elle est journaliste pour un média international, elle observait ce qui se passait dans le monde entier. Le 13 mars, je suis allé voir mon expert-comptable. On a tout de suite parlé de catastrophe naturelle sanitaire, c’est comme ça qu’est venue l’idée de l’action en direction des assureurs. On a écrit un rapport très précis, validé par notre avocat. On l’a fait passer à Emmanuel Macron, à Édouard Philippe, à Bruno Lemaire. Dès sa deuxième allocution, le président de la République demandait aux assureurs de prendre leurs responsabilités, de participer à la solidarité nationale. On avait gagné une première bataille.

En quoi votre cas particulier vous a-t-il éclairé sur la situation ?

Quand j’ai appelé mon courtier, il a refusé le dialogue. Mais, la vérité, c’est qu’il ne savait pas lui-même que le risque épidémique était couvert, la maison-mère ne diffusait pas l’information. En fait, ils savaient tous qu’une pandémie était prévisible, Bill Gates le prédisait dans un TED talk en 2015, et d’autres avant lui. Les assureurs ont enfoui cette réalité. Quand mon agent a compris, c’est devenu un allié, mais un allié avec les mains attachées. Il aurait aimé nous aider mais les consignes qui venaient d’en haut étaient claires. On aurait pu lui couper la tête. On l’a même retiré de nos communications pour ne pas lui nuire.

Quel angle d’attaque avez-vous choisi ?

Ce que l’on a soulevé, très vite, c’est le défaut de conseil. Un ami m’a signalé qu’au mois de décembre 2019, il avait appelé son courtier pour lui demander s’il était couvert au cas où ce qui se passait en Chine arriverait chez nous. Celui-ci lui a répondu « oui, ne t’inquiète pas ». Il l’a relancé en janvier, mais cette fois en exigeant un email confirmant qu’il serait couvert. Il l’a obtenu et il l’a ressorti quand le confinement est arrivé. Ils ont été obligés de payer. Un autre de mes copains en a fait autant, ils ont aussi dû accepter de l’indemniser mais ils l’ont radié dans la foulée. Ce défaut de conseil, c’est le fond de la dernière assignation que nous avons envoyé, retardée à cause du cinéma de certains. À titre personnel, je demande pour l’Ami Jean 400 000 € plus les frais d’ouverture. C’est une assignation très longue, très précise, très documentée, qui enfonce le clou. J’ai bon espoir, on va prendre notre mal en patience, ça va demander plus de temps que prévu mais on a choisi d’aller au fond des choses, avec un avocat qui n’est pas médiatique mais qui est une sorte de « chevalier blanc des causes merdiques ».

Cette action ne concerne-t-elle que la restauration ?

Notre assignation est une boîte à outils pour tous ceux qui veulent faire de même, en fonction de leur situation. Et pas seulement des restaurateurs. Dès le début, j’ai insisté pour que l’on se batte pour toutes les petites et moyennes entreprises (PME). Un jour, le patron d’un magasin de vêtements du quartier est arrivé chez l’Ami Jean avec une bouteille de champagne. Mais pourquoi ? lui ai-je dit. « On a failli fermer, on vous a vu, on vous a écouté, on a compris, on a poursuivi, m’a-t-il expliqué. La perte d’exploitation a été remboursée, on a sauvé nos entreprises. » Des témoignages comme celui-là, j’en ai eu tous les jours.

Vu de l’extérieur, l’entente n’a pas semblé toujours parfaite entre restaurateurs. Que s’est-il passé de l’intérieur ?

Avec Laurent Trochain et l’association Resto ensemble, on discutait avec tout le monde, l’ensemble des syndicats, les assureurs, les politiques. On a touché chaque sénateur, chaque député, chaque ministre, avec des lettres individuelles. On a agité les débats, on était au centre de la tornade, tout le monde parlait assurance à cause ou grâce à nous. On a inspiré deux projets de loi, qui étaient des copié/collé de nos informations. Retoqués. Et le troisième était ouvertement anti-Macron, ce que l’on ne souhaitait pas. On voulait ouvrir le dialogue à tout le monde. Le problème est venu de la désunion. Beaucoup de gens brûlaient de prendre la lumière, de mener leur action individuelle, au risque de faire capoter l’action collective que nous menions en coulisses. On perdait du temps alors qu’il fallait rester soudés, tous ensemble. Un groupe d’environ 300 restaurateurs venait de contraindre le groupe Satec de verser à chacun 25 % du chiffre d’affaire perdu jusqu’en juillet 2020 par rapport à l’année précédente. Pour eux, c’était explicite dans le contrat, pas comme dans le nôtre. C’était bien parti, et c’était inédit, la première fois que les restaurateurs faisaient front commun. Ça n’a pas duré.

Quel a été le moment le plus difficile ?

L’action en justice menée contre Axa, très médiatisée, a stoppé net toutes les discussions, alors que nous étions en contact avec la direction et que nous avions décidé d’être moins présents sur les plateaux de télévision pour négocier dans l’ombre. J’étais vraiment en colère parce que tout ça n’était pas un jeu, pas une guerre d’ego. La restauration est un écosystème fragile. Tout le monde n’est pas dans la même situation. On n’est pas tous égaux mais on devait être tous solidaires, de la crêperie au 3-étoiles. Même au sein de ma propre famille, le besoin d’être sur le devant de la scène, de reprendre la main qu’on pensait avoir perdu, a créé de l’incompréhension, des conflits, avec des gens qui, souvent, se réveillaient après la bataille et n’avaient pas tous les éléments en mains. De ce côté-là, il y aura sûrement un avant et un après coronavirus. Quand certains ont par exemple appelé à rouvrir le plus vite possible, c’était une catastrophe. 80% des restaurateurs que l’on avait en ligne étaient morts de trouille à cette idée. On ne pouvait pas ouvrir n’importe quand, n’importe comment. Ouvrir, c’était perdre le bénéfice des aides, des recours auprès de son assureur, de son bailleur, le retour des charges, plein pot, avec une masse de clientèle insuffisante pour absorber tout ça. C’était jeter un seau d’essence sur le feu. 

Qu’est-ce qui va changer pour vous, pour l’Ami Jean ?

J’ai réussi à faire piétonniser la rue Malar, le jeudi de 19h à 22h30, j’espère qu’on va pouvoir le pérenniser. Je me bats depuis des années pour ça, le coronavirus m’aura permis de l’obtenir. Pour le reste, on a tout mis en place pour repartir le mieux possible, en réduisant les effectifs sans mettre personne en difficulté, et en multipliant les projets. On a moins de clients, et plus du tout de clientèle étrangère, mais les gens du 7e arrondissement ont du pouvoir d’achat, une vie sociale, ce sont eux qu’il faut aller chercher avec une offre qualitative, des repas privés à domicile, mais aussi de la vente à emporter. Ce n’est pas nouveau pour moi, je pratique presque depuis que j’ai ouvert, il y a dix-huit ans. À l’époque, j’avais un problème de riche, je refusais du monde. J’avais créé les Jego to go, avec des plats servis en cocottes. Je ne communiquais pas, j’aimais bien ce côté confidentiel. Un jour, un gars m’a volé une Staub, ça m’a énervé, j’ai arrêté pendant deux ans, puis j’ai recommencé. Je réfléchis aussi à des partenariats pour ces offres, à une box apéritif, et à des plateaux premium pour les entreprises. Effet positif de cette crise, j’ai décidé également d’accélérer sur un projet que j’avais programmé pour plus tard, le « Kit l’Ami Jean ». Je cuisine tout jusqu’à 99 %, je mets sous-vide, il n’y a plus qu’à réchauffer et à assembler chez soi. La palette est très large, de la soupe de parmesan à la joue de veau braisée, jus à l’orange et endives braisées, en passant par le foie gras entier rôti, confit, ou les légumes d’Eric Roy cuits al dente avec une mayonnaise au raifort.

Vous êtes aussi devenu marchand de légumes, que va devenir cette nouvelle activité ?

Je vais continuer ! Je n’avais jamais fait ça, j’adore. Même si j’ai reçu des menaces sur mon portable, de primeurs du quartier qui trouvaient ça inadmissible… Dans les moments de crise, la nature humaine se révèle. Ça vaut aussi pour la versatilité des clients. Quand j’ai commencé pendant le confinement, un vendredi, j’ai vendu 50 kilos de légumes de Christophe Latour en deux heures et demie. Le mardi suivant, même chose. Je suis monté jusqu’à 100 kilos le samedi, il y avait la queue jusqu’à la Seine. Dès que le déconfinement est arrivé, ça a fondu comme neige au soleil, la solidarité avait disparu d’un coup. Mais, le samedi matin, on a réussi à créer une ambiance de village, ça vaut le coup de poursuivre.

Comment envisagez-vous l’avenir ?
Je ne veux pas broyer du noir mais je ne me voile pas la face. L’économie ne repartira pas comme ça. Il va y avoir une grosse casse, dans tous les secteurs, avec des mouvements sociaux et un risque de récupération par les extrêmes, comme après la crise de 1929. C’est une crainte mais je ne veux pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Je m’implique dans des actions sociales depuis toujours, la réalité ne me fait pas peur, je la prends à bras le corps. On va voir ce qui marche et ce qui ne marche pas, tout en gardant les qualités humaines et professionnelles auxquelles on est attaché. Il ne faut pas brader qui on est, ne pas se raccrocher aux branches, ne serait-ce que pour garder l’estime de soi. On ne sait pas de quoi sera fait demain, on marche sur des œufs, on aura plus que jamais besoin du collectif, d’être unis pour s’en sortir.

Propos recueillis par Stéphane Méjanès
Entretien publié dans le Foodbook 14 d'Omnivore (sortie le 24 septembre)