Le Giro, tour d’Italie cycliste parti le 8 mai pour 21 étapes et trois semaines, fait aussi notre mois de mai.
Omnivore le suit en van, vélo dans le coffre, en suivant l’itinéraire gastronomique, puisque les restaurants ont rouvert en extérieur, depuis le lundi 30 avril. Un voyage vélocipédique, gastronomique, et œnologique à avaler en trois volets. #1 : les 1082,6 premiers kilomètres (sur 3 479,9 km) de délices, de Turin à Ascoli Piceno.
Antipasti, 6 et 7 mai : le goût de la vie
Jeudi 6 mai
L’excitation est l’un des ferments du voyage. Passé la frontière, jeudi 6 mai, en contrebas de Montgenèvre, le soleil darde sur le village de Clavière. Ce n’est pas un songe : des gens sont ASSIS aux terrasses. Les papilles sourient. L’estomac chante. Le corps entier trépigne. Un peu plus tard dans l’après-midi à Turin, le premier espresso, envoûtant, a le goût de l’Italie, au Caffè Torino, sous les arcades de la Piazza San Carlo. À l’arrière-plan, vers le nord, les sommets alpins.
C’est un bonheur simple mais essentiel, que de laisser le temps s’écouler, qui un livre à la main ; qui considère le torino, le petit buffle emblème de la ville, dessiné sur les tasses et scellé sur une grande plaque de cuivre sur le trottoir devant cet établissement phare de la ville ; qui observe les passants, les doigts comme cimentés à la tasse.
À la Casa di Pulcinella, une rangée de personnes attend sagement devant le pas de la porte, presque sur la route. De l’autre côté de la voie, cinq, six personnes, à vélo, portables en main, chaperonnés d’énormes sacs Uber Eats ou Glovo. Des gouttes de sueur perlent au front du serveur, qui se démène, seul : il égrène les noms, pizzas à emporter, pizzas à livrer, prend les commandes des gens qui mangent sur place alignés sur les petites tables le long de la devanture. Le menu se scanne avec un QR code pour éviter qu’il ne passe de mains en mains.
Pizza burrata, parsemée de speck. Le bus klaxonne, les voitures larguent leurs échappements, la voix de l’affable serveur entonne une ritournelle, mais rien ne saurait se soustraire au plaisir de croquer la vie dans une pizza, en Italie. Au restaurant. En terrasse.
Vendredi 7 mai
Aviser une trattoria, au coin d’une rue, dont les rideaux ne sont pas baissés, et flairer le bon coup, sans guide aucun, est un plaisir retrouvé et sans pareil. Tout comme noyer ses molaires dans une torta langora (un gâteau aux noisettes) à la boulangerie Perino Vesco, l’un des emblèmes du Slow Flood né à quelques encablures de Turin, à Bra, dans les années 1980 ; mouvement qui défend le patrimoine culinaire envahi par les fast food en tout genre.
Le soir, direction le Scannabue, un bistrot à l’ancienne, sis sur le Largo Saluzzo, noir de monde. Réservation (chanceuse) la veille au soir, car tout est complet, évidemment. On s’y délecte d’un vitello tonnato, l’une des spécialités locales, des tranches de veau froid nappées d’une onctueuse sauce au thon. En Italie, la carte dévide les antipasti (histoire d’aiguiser l’appétit), les primi piatti, les secondi piatti, puis les dolci. Doser son effort est une nécessité pour le visiteur, qui s’escrime à se repaître de chaque spécialité.
Primi piatti, donc : Tajarin (des fines tagliatelles), bercées dans le beurre et rehaussées par la truffe noire, qui s’épanouit dans le Piémont, en particulier du côté d’Alba, au sud-ouest de Turin.
Guanci Vitello en secondi piatti : cuisson parfaite du veau, nourri à une sauce au barbera, l’un des fameux vins rouges du cru, auquel un brin de sucre est ajouté.
Une petite douceur, une (vraie) panna cotta o Bonet, lance officiellement les hostilités pour trois semaines.
Etape 1, Turin, contre-la-montre (8,6 km), 8 mai : la langue surprise
Une gofri accompagne les premiers kilomètres de la course, dans les rues de Turin. C’est une spécialité montagnarde du nord du Piémont, une très fine gaufre cuite dans des fers quadrillés à la main, dénichée à la Gofreria Piemontèisa. Garnie, ici, de fromage, de salade, de courgettes et d’aubergines grillées et saupoudrée de poivre.
L’après-midi à peine terminée, sur les coups de 17, 18 heures, les terrasses se remplissent. L’heure de l’aperitivo – on dit apericana à Turin. Quelques verres accompagnent de petites assiettes qui valent largement un dîner.
La Piazza Emanuele Filiberto, au cœur du Quadrilatero Romano où abondent trattoria, caffès et bars, est blindée, à l’instar de toutes les autres, dans l’éphémère ancienne capitale (1861-1864). C’est un enchantement de savourer ces bruissements des verres, ces mains qui s’agitent, ces voix qui claquent l’air de cette douce soirée, en dégustant un Nebbiolo delle Langhe (Poderi Einaudi), un rouge charpenté dont la région raffole.
Ne pas parler la langue vernaculaire conduit à de menues surprises. Commander des tagliere di formaggi, saliver de tagliatelles au fromage, et découvrir un plateau de trois fromages : toma di lanzo (une tomme de vache produite dans le Piémont), gorgonzola, caprino (fromage de chèvre). Pas de confiture, ici, mais une once de miel.
Sourire de l’erreur – bon, cela restait très bon…L’escapade ne peut se prolonger trop tard : l’Italie est encore sous cloche à partir de 22 heures… et il faut tenir les trois semaines !
Étape 2, Stupinigi – Novara (179 km), 9 mai : le pain rose
Un panina in rosa (1) fête le Giro dans une très jolie petite épicerie, accolée au départ, situé sur le Palazzia di Caccia di Stupinigi, l’un des châteaux de la Couronne des Délices, un ensemble de résidences royales classées au patrimoine mondial de l’Unesco et qui habillent Turin et ses alentours.
Le tenancier, Giovanni, explique que sept cultivateurs font pousser ici le blé, pauvre en gluten, dans le parc naturel de la ville, à partir de cinq graines anciennes qui n’étaient plus utilisées (gentil rosso, verna, autonomia, goldcorn ; oui, ça fait quatre mais Giovanni avait mangé la dernière). Pas d’intermédiaire : tout le monde est réuni en coopérative, depuis sept ans. Farine sculptée à la meule ; pain façonné selon la technique ancestrale : sel, farine, eau.
Panacea est inscrit sur la devanture. « Panacea di Tutti i Malli », en latin, signifie « à tous les problèmes une solution », traduit Giovanni. Le panina rosa rempli de salami, quelques succulents gressinni au curcuma (gressins) du cru, arrosé avec un marocchino – petit cappuccino au cacao -, sont la promesse d’une belle journée.
L’étape serpente dans les collines avant de retrouver de longues droites, baignées par des rizières à perte de vue pareilles à d’immenses écrans, et s’achève dans la charmante bourgade de Novara, où se dresse l’immense Basilica di San Gaudenzio. 20h30, tout juste le temps d’arriver à l’Icanti Ristorante – c’est qu’on aurait presque tendance à oublier covid et couvre-feu. Riso nero con zucchine, porri caramellati, mazancolle con fonduta di Zola. Risotto au riz noir à la cuisson parfaite, courgettes sucrées. Revigorant.
Étape 3 : Biella – Canale (190 km), 10 mai : Terrasses dénudées et tiramisu qui ranime
À Asti, au tiers de l’étape, deux primi piatti. Le menu n’est pas virtuel, ici. Gnocchi di patate con fonduta di gorgonzola, père carameliate. Les gnocchis font l’affaire, sans être extraordinaires.
Les tagliatelle al ragù di salsiccia sont d’un calibre supérieur, plongées dans une sauce au bœuf émincé, qui mijote dans de la pancetta, des oignons et des carottes, arrosées de lait et de vin. Ravissant. Prévoyant face aux « épreuves » à venir, un café mais pas de dessert…
Arrêt le soir à Alba, une petite cité pleine de grâce, qui clôt la vallée du Roero et ouvre celle du Langhe. Ces verdoyantes et attrayantes collines du Sud-Piémont, plongées aujourd’hui sous un long voile nuageux, sont profuses en truffe blanche, en riz arborio et bien sûr, en raisin nebbiolo, cépage qui produit le magique barolo et le barbaresco. C’est un lundi triste, où le soleil est resté caché sous les draps. Terrasses quasi nues. Les salles des restaurants, aussi, encore interdites jusqu’au 1er juin.
Découverte à l’Osteria dell’Noro des agnolotti del « plin » (ravioli à la viande dans une sauce au bouillon au beurre), qui précède le veau braisé au barolo (une sauce exquise) accompagné d’une poignée d’asperges, de haricots verts et de carottes. C’est un bonheur que de manger des légumes…
La pluie crépite, désormais, sur les parasols de terrasses dressés à l’extérieur. Le froid enserre, les rues sont vides et le manteau est utile, désormais, même si les effluves du premier tiramisu, à la façon de la maison, qui respire le café, sont une manière de se réchauffer…
Étape 4 : Piancenza – Sestola (187 km), 11 mai : indigent déjeuner et dîner de roi
(Double) café brûlant, de bon matin, et triple épaisseur. Les gens qui travaillent avalent leur cappuccino au débotté, debout ; quelques-uns s’assoient dehors, aux côtés des retraités masqués, qui parlent avec les mains, et s’échangent les pages roses de la Gazzetta dello Sport ou la Stampa. D’aucuns croquent dans une petite viennoiserie – le pain-beurre-confiture n’existe pas, ici.
L’estomac réclame une pause. L’excitation propre au fait de se rendre au restaurant va-t-elle s’évanouir dans la soudaine profusion même des restaurants ?
Échappée dans la sublime Parme, le soir, où l’étape est passée en début d’après-midi.
Au Borgo 20, dîner de roi après un déjeuner famélique (un bout de focaccia et une buffala sans intérêt). Est-on plus disposé à « accueillir » la gastronomie après s’être sustenté simplement par nécessité ?
Gnocchi ortiche e Lumache pour débuter. Les gnocchi, faits à la main, sont doux, moelleux, et se marient avec brio aux… escargots (lumache). Le pesto d’ortie (qui manque d’un brin de caractère) colore un plat audacieux et excellent.
Viennent ensuite les gamberoni, des gambas fondantes et parfaitement cuites, et une crème de pois chiches, parsemées de bribes de speck poêlés. Une grande réussite qui se termine avec un tiramisu revisité par la maison. La cuisine transalpine comme on la fantasme.
Étape 5 : Modena – Cattolica (177 km), 12 mai : délicieuse buffala fraîche
Parme – Modène, 50 kilomètres et quelque. Route plate ponctuée d’une litanie d’usines et de kilomètres de camions cul à cul. Les centres historiques sont splendides ; les périphéries d’une tristesse infinie. Le Duomo de Modène éclate de blancheur. Deux rues derrière se tapit à l’extrémité d’une grande bâtisse en brique qui abrite une banque, le Mercato Abinelli. La fraîche buffala, tressée, est à succomber – après trois échecs les jours précédents (bien que bénéficiant de l’appelation, les précédentes étaient sous-vide, pas plongées dans des bacs à eau et prêtes à être dégustées, fraîches, sitôt achetées). Le palais se délecte du parmesan 36 mois. Il découvre aussi, le robiola fresca vaccina, fromage très frais, très gourmand, ou la trecce e nodini mozzarella, agréable mais qui ne vaut pas la buffala. Ne pas quitter le marché sans avoir goûté les tortellini, spécialité du coin. Plongées dans le basilic (et l’huile) ; débordantes de ricotta…
Café et mignons, prononcez « mignone », pour le dessert (le choix entre toutes ces petites bouchées est cruel) devant le Palazzo Ducal, symbole d’une ville affriolante d’où s’élance l’étape du jour, devant une foule bien garnie. L’estomac rempli, les quatre heures de vélo depuis Maranello, l’antre de Ferrari, pour rallier Sestola (première arrivée en col, la veille, où les coureurs furent rossés par le vent, le froid et la pluie), par-delà les suaves ondulations du macadam, bordé de jolies collines, se résument à une heure de selle. Les cieux deviennent noirs, l’orage gronde, la pluie glace les os. Demi-tour rapide et, après le déluge, trois grosses heures de route (en van, ce coup-ci) pour venir lécher les flancs de l’Adriatique, à Cattolica, le magnifique coucher de soleil dans le rétro. À l’arrivée, maigre repas. Je ne sais pas pourquoi, je n’avais pas très faim…
Étape 6 : Grotte di Frasassi – Ascoli Piceno (160 km), 13 mai : une main tendue et une salve de gel
La fatigue point. Je craque et prend l’autoroute une grosse heure. Arrivée dans la charmante cité médiévale d’Ascoli Piceno pour un déjeuner rapide, près de la Piazza del Popolo, chez Gigi. Olive Ascolana, spécialité du coin : des petites boulettes frites à l’olive et garnis de viande. Les Romains avaient l’habitude de consommer des olives avant les repas, pour stimuler l’appétit, puis après pour se nettoyer la bouche. Place ensuite à quelques arrosticini (fines brochettes de brebis) typiques là aussi de cette région, à cheval entre les Marches et les Abruzzes.
Trois heures de vélo dans la foulée. Une petite boucle au milieu des oliviers qui se languissent précède l’ultime col emprunté par le Giro, en cette fin d’après-midi : ascension de 15 km à San Giacomo, depuis Ascoli Piceno. Le ciel se déchaîne sur les coups de 16 heures : pluie glaçante autant pour les coureurs que les (faméliques) spectateurs.
La Locanda Imperfeta offre un parfait refuge, nichée dans une ruelle. Ambiance feutrée et service très amène, qui jongle entre l’italien, le français, et l’anglais. À retenir : la crescentine de la maison (un petit pain rond et fin aussi appelé tigelle, surtout à Modène), si fondante, accompagnée de divines charcuteries et fromages, puis les gnocchi ossobuco.
Roberto, le patron, me tend la main après l’addition (à laquelle il a retranché, de son fait, une quinzaine d’euros). Refuser serait d’une telle impolitesse. Combien de temps que je n’avais pas serré la pogne à quelqu’un ? Puis je fouille mon sac, ou fais semblant, à l’abri des tables indiscrètes, pour me tartiner les mains de gel hydroalcoolique. Les entrailles couvertes de honte. Même la science-fiction n’aurait pas eu l’idée d’une telle scène voilà quinze mois. Mais quel avatar cela représenterait que de stopper l’aventure au bout d’une semaine…
Étape 7 : Notaresco – Termoli (181 km), 14 mai : tours de roue et magique piadina
Ce serait, quand même, l’occasion pour mon ventre de se mettre au repos. C’est qu’il commence à rebondir, un peu. Le Giro est un sprint en même temps qu’une épreuve d’endurance, aussi, même pour les suiveurs, même en van. Besoin de souffler (un peu) et de brûler des calories (beaucoup). L’étape du jour et celle du lendemain sillonnent le Sud. Je décide de rester dans le coin, et de rejoindre la caravane quand elle entamera sa remontée dans le Nord, dimanche, à Campo Felice près de l’Aquila (deux heures de route à peine depuis Ascoli Piceno).
Au programme de ce vendredi ? 180 kilomètres… à vélo. Les sommets enneigés des Apennins, les belles collines des Marches, la route qui plonge dans le bleu azur de l’Adriatique en arrivant à Ancône, la magique piadina (appelée aussi crescia ici en Romagne) au prosciutto, en bord de mer, dénichée par hasard après 150 bornes, le retour en train pour éviter d’en faire 250 et baisser le rideau pour les deux semaines à venir… On l’appelait « le pain des pauvres » dans le temps, la piadina. La simplicité a quelque chose d’une grande richesse, parfois.
Le soir, recru, pas envie de parcourir Ascoli Piceno à la recherche d’une bonne table. Pizza à emporter, presque à la première échoppe venue. Verdict ? L’excellence gastronomique ne figure pas à tous les coins de rues, en Italie…
Texte, photos et efforts : Quentin Guillon
(1) Le leader de la course porte le maglia rosa, le maillot rose, l’équivalent du maillot jaune pour le Tour de France, depuis 1931, il y a 90 ans. Le rose était (et est toujours) la couleur des pages de la Gazzetta dello Sport, le journal à l’origine de la course en 1908.