Sur un 12-mètres au Grau-du-Roi, on a embarqué pour une rencontre en milieu naturel sur un sujet qui anime les trois bonshommes qu’on a fait matcher pour l’occasion.
À la barre, Mathieu Chapel, de Côté Fish, Florent Pietravalle, chef de la Mirande, et Floriant Rémont, boss des Bistrots du Potager à Lyon.
Ce n’est pas avec le clan de Côté Fish que les ressources halieutiques méditerranéennes vont prendre le bouillon. Mathieu Chapel et son beau-frère Giovanni Garini, capitaines de bateaux et patrons pêcheurs du Grau-du-Roi sont les vaillants et gouaillants trentenaires fondateurs de la première plateforme française de vente de poisson extra-frais de Méditerranée, et c’est peu de dire qu’ils ont une conscience assez aiguë du problème.
En France, quatrième producteur de poisson dans l’UE et sixième plus gros importateur à l’échelle mondiale, 60% des poissons et fruits de mer pêchés proviennent désormais de stocks biologiquement durables. Mais 21% des prises continuent de provenir de stocks en danger d’extinction. À l’initiative de certains chefs et plus ou moins de médiatisation de leurs actions, le consommateur prend petit à petit la mesure de ce qu’induit un achat de produits de la mer de sa part et de ce qu’est une « bonne pratique » quand on la lui vend au restaurant.
LE CREDO DE CÔTE FISH : pêcher moins, mais mieux, en nombre juste et sans gaspillage. Nés au bord de la Méditerranée, Mathieu et Giovanni, issu d’une longue lignée de pêcheurs, ont très tôt constaté les ravages industriels et ont choisi de pratiquer une pêche artisanale et raisonnée. Nuit et jour, la famille Coté Fish part en mer avec ses propres petits métiers, des embarcations de moins de 12 mètres, ainsi que sur des chalutiers de petite pêche qui appartiennent à des pêcheurs du Grau-du-Roi.
Dès sa création en 2017, Côté Fish exige et pratique une pêche exclusivement artisanale et commercialisée en circuit court, sans intermédiaires, ces maillons dont veut justement se passer Floriant Rémont pour proposer le poisson le plus frais possible aux clients de ses Bistrots du Potager, à Lyon, en rémunérant au plus juste le pêcheur à qui il fait confiance pour s’approvisionner en direct à Cherbourg.
« Là-bas, il y a quinze ans, il y avait 50 bateaux, aujourd’hui, y en a plus que quinze. Et le mien de pêcheur ne pêche qu’au casier. C’est un milieu compliqué… » La criée entre mareyeurs qui vendent au plus bas, les intermédiaires qui ont des frais et les répercutent… Au final, entre le pêcheur et le consommateur, le coefficient multiplicateur du prix du poisson est de 3,10 en moyenne. « C’est le pêcheur qui est le plus pénalisé dans tout ça », s’énerve-t-il presque.
Florent Pietravalle lui précise que « la criée du Grau est la seule qui appartient aux pêcheurs ». Et Côté Fish lutte concrètement contre la pollution de la mer et pour la protection des espèces en danger : une pêche sélective, pour ne ramener que le poisson commandé, un ciblage des espèces, le respect des quotas, la durée de la saison, etc., et l’abandon du chalutage de fond, véritable tondeuse à fonds marins. Des infos qui réjouissent le Landais, qui a converti avec succès les aficionados lyonnais de la quenelle de brochet, de l’andouillette ou du tablier de sapeur aux joies du surf & turf (les accords terre-mer, mention spéciale pour son poulpe aux cèpes).
RENCONTRE DE TROIS TYPES
C’est pour ça, dans la plus pure tradition Omnivore des rencontres pleines de sens provoquées, qu’on l’a embarqué discuter avec Florent Pietravalle, chef de l’étoilée Mirande à Avignon, qui se fournit directement auprès de Mathieu Chapel avec qui il a noué une véritable relation depuis trois ans, les deux hommes ayant les mêmes exigences de respect de la ressource halieutique et de qualité des produits.
Sur le petit dernier mais le plus costaud de la flotte de Côté Fish, le temps de poser les filets que le patron pêcheur reviendra chercher dans la nuit, et de déjeuner en mer d’un succulent barbecue de dorades, de seiches, de charnues langoustines de Méditerranée et d’un ceviche assaisonné de chimichurri concocté avec délicatesse. On parle ici de l’effet généralement scovillien de ce condiment typique latino-américain dont personne n’a souffert ici grâce au sens du dosage de Cristian, le Bolivien de la bande à la Mirande.
Les trois pros taillent la bavette. Pendant que Mathieu veille au grain aux manœuvres de Camille, bien assommé par sa nuit de pêche, à la pose des filets –aidé d’un peu de technologie via un mobile équipé pour passer les fonds et détecter les espèces au laser – et à la tournure de la météo, de sombre humeur ce jour-là, histoire de trouver l’endroit idéal pour manger à l’abri des éclairs et des rideaux de pluie qui zèbrent et obstruent le ciel au loin dans un superbe spectacle à dominante bleu ardoise. Les chefs, eux, s’activent sur les poissons. [Qui a dit que les garçons ne savaient pas faire deux choses en même temps déjà ?]
– « Merde, on n’a pas pris de paing »
C’est pas grave Mathieu. Et on n’a pas salé tes langoustines de malade non plus, elles ont fait le job toutes seules.
PESCATOURISME RESPONSABLE
Ça va aussi se passer comme ça désormais avec Côté Fish, qui souhaite développer une activité de pescatourisme, comme cela se fait au large des côtes catalanes et d’autres endroits du monde avec certes, des ambitions sans doute moins vertueuses – à la revoyure des sorties en catamaran dans les eaux poissonneuses de quelques destinations touristiques prisées, où l’on déguste à prix d’or des barbecues de marlin à bord, avant de plonger dans des aquariums grandeur nature parmi des poissons exotiques. Au large du Grau-du-Roi, c’est une sortie récréative, à la bonne franquette, mais éducative au final, avec les pêcheurs, qui expliquent leur approche écosystémique, montrent leur savoir-faire et embarquent des fois un chef qui cuisine la pêche en live.
Car Côté Fish, avant les ravages des confinements et l’explosion des commandes en ligne de particuliers, plus d’un millier, s’est garni un sacré carnet de commande avec un réseau d’une trentaine de restaurants dont de prestigieux étoilés, tels le Duende nîmois de Pierre Gagnaire, et La Mirande de Florent Pietravalle, ce dernier étant un convaincu de la première heure. Une relation qui recèle une autre forme de surf & turf, humaine, profondément humaine, entre deux professionnels devenus amis à force de s’entendre. L’un de sa forte voix à fort accent graulen, l’autre de son timbre plutôt doux, voire timide, mais clair. Homme de peu de mots mais d’actes nombreux.
À la Mirande, rien ne se perd, tout se réutilise ou se décline, dès que Florent a fait marcher son cerveau pour savoir comment – en garum, en poudre, en condiment, en jus, en charcuterie… le gars n’a pas de limite visiblement : « Je fais en fonction de ce qu’il pêche » – et pour quoi faire. Le Garum de mulet (il ne jette rien des poissons que lui rapporte Mathieu, cqfd), yaourt de raifort, oxalis, beurre de miso et couteaux goûtés récemment, croyez-nous, c’est une allégorie pure et divine du concept de la progression dans un plat, qui prend une toute autre dimension avec la bière au concombre maison qui l’accompagne.
Et si on reconnaît volontiers l’étendue du talent de Florent, tout part de la livraison de Mathieu. Qui se met en quatre pour Florent, jusqu’à lui livrer des turbots vivants à Avignon, tout frais sortis de l’eau, et des pièces dites moins nobles, des maquereaux ou des mulets, mais tellement belles et d’une telle qualité que le chef en devient forcément créatif pour les sublimer.
Retour à quai. Prendre conscience et rendre conscient, pourrait-on ajouter à leur baseline. À tous.
Audrey Vacher
Photos Florian Domergue