Alice Tuyet, Nourrir d'aimer

Par Peyo Lissarague

Photos  Clément Savel

On suit sa main guidant le crayon. Le trait sur le papier, puis les couleurs à l’aquarelle, la petite palette de poche, le pinceau qui s’y plonge. Dans un fatras de feuilles, d’esquisses et de cahiers, Alice Tuyet griffonne tout un monde, assiettes et recettes mêlées. Elle en trace les contours comme on établit une carte de navigation stellaire, comme on lance les pièces de cuivres du Yi Jing, en ouvrant le champ des possibles et des destins en mutation. "Je conçois mon rôle comme celui d’une directrice artistique dans une maison de mode", explique la jeune femme. "Je pose la base créative et j’établis les vecteurs d’unité qui vont permettre à nos clients d’embrasser dans sa globalité l’univers de Daimant, du décor à la vaisselle en passant par la nourriture. Le taoïsme m’inspire beaucoup dans cette approche, dans cette idée que tout est lié et que la beauté est l’élan de chaque chose vers la perfection de sa propre nature."

Je conçois mon rôle comme celui d’une directrice artistique dans une maison de mode

Ouvert en septembre 2023, Faubourg Daimant, la table gastronomique 100 % végétal qui prolonge et amplifie le succès du décapant Plan D, est le fruit de cette philosophie toute spinozienne. Les fameux dwichs de la rue des Vinaigriers y font place à une cuisine ancrée dans la tradition, gourmande et généreuse, avec ces jus, ces fonds et ces sauces qui fondent depuis toujours l’identité culinaire française : "J’adore la bouffe !", clame Alice Tuyet sans détour. "Mais je veux combiner cet amour profond avec mes valeurs éthiques et écologiques. Apporter de la joie, de l’hédonisme, sans ce côté ascétique, presque dur, auquel le véganisme a parfois été associé. Je ne veux ni réduire la nourriture à des injonctions, ni cantonner le moment du repas à des questions de santé. Faubourg Daimant est un lieu inclusif, nous prônons le changement dans la douceur et dans le plaisir."

La belle équipe
Revoilà sa plume qui danse, arabesques de mots, d’images, d’inspirations, entre fulgurances débridées et maîtrise de soi. Alice l’écorchée vive rêve de blanquette végétale et de mettre fin aux abattoirs. Sur le menu en forme d’hommage à la cuisine bourgeoise période Belle Époque, les déjà mythiques croquettes cochonnes – avec leur sauce ravigote que ne renierait pas Vincent La Chapelle – disent mieux que tout autre plat ce désir de réconciliation. Elles portent aussi la marque d’un collectif, d’une équipe au sens littéral du terme, tout entière tournée vers l’accomplissement d’un but commun. Étudiante brillante et ballerine aguerrie, Alice Tuyet connaît le pouvoir de la discipline. Elle goûte désormais aux vertus du lâcher prise, influencée de son propre aveu par sa collaboration avec Erwan Crier, l’homme derrière les fourneaux de Faubourg Daimant.

Ne dites pas à Alice Tuyet qu’elle est cheffe. Entrepreneuse, artiste, créatrice, cuisinière, restauratrice, oui. Cheffe, non. "J’ai trop de respect pour ce métier, pour ce que cela signifie d’envoyer 200 couverts en un service. Je suis une cuisinière passionnée mais autodidacte. Inventer, imaginer, créer, piloter, gérer… je revendique toutes ces responsabilités. Mais le chef, c’est Erwan. Notre relation de travail repose sur une parfaite complémentarité, de la conception des recettes à leur mise en œuvre. Par sa ténacité, sa résilience et son professionnalisme, il m’a aussi d’une certaine manière appris à faire le deuil de la perfection – ce qui est parfois nécessaire dans le feu de l’action."

Il a fallu cinq ans de réflexion, de travail en amont et de ‘jus de cerveau’ pour donner naissance à Faubourg Daimant. Avec un crédo, un fil rouge, l’ostinato d’une certaine idée de l’humanité qui refuserait l’intolérable souffrance animale imposée par l’élevage industriel. "Il ne s’agit pas d’interdire la viande à tous", plaide Alice Tuyet. "Nous avons en cuisine de vrais ‘viandards’, qui ne cuisinent ici que des légumes. J’en suis fière et j’aime penser que nous pouvons réconcilier tout cela, toutes ces différences, sortir de l’entre-soi et faire sauter les barrières. Parler de plaisir, avant tout. Faubourg Daimant est une maison des plaisirs. Aujourd’hui, nous servons quelques centaines de repas par jour. Demain, pourquoi pas des milliers, partout dans le monde et autant d’animaux sauvés des mauvais élevages ?"

Normandie-Vietnam
Entrepreneuse avisée, formée à HEC, Alice Tuyet revendique son ambition commerciale sans aucune hésitation : "On me dit souvent que je me suis reconvertie dans la restauration, ce qui a le don de m’énerver. Si je travaillais dans les assurances ou dans la banque, on trouverait cela naturel, on estimerait que c’est dans la continuité de mes études. Je considère pour ma part qu’un restaurant est avant tout une entreprise, qui doit être gérée de façon rationnelle." S’entend dans le respect des employés autant que des fournisseurs, et en assumant les responsabilités que cela induit. "Nous voulons grandir tous ensemble, en assurant le bien-être de toute l’équipe, et devenir pourquoi pas le leader de la restauration végétale dans le monde…"

Née d’une mère normande et d’un père vietnamien, expatriée un temps aux Etats-Unis puis en Suisse, élevée – sous le signe de l’intégration – loin de la culture asiatique, mais bercée par le repas dominical mensuel chez sa grand-mère paternelle, Alice Tuyet interroge ses racines avec acuité et intelligence. Effacer les frontières, remonter le fil de l’Histoire, embrasser les héritages et honorer les ancêtres. Au matin d’une élection qui a secoué la France de tremblements inédits, sa vision et son engagement apportent une réponse apaisante et apaisée à nos déchirements. La possibilité d’un monde fait de sensibilité, d’exigence, de joie, d’élégance et de courage. Un monde Daimant, forcément.

  La Revue T, partenariat entre Omnivore et Transgourmet,
  explore et présente le monde des producteurs et des
  cuisiniers, à travers des débats, portraits et reportages
  qui la rendent unique en son genre.