Du sucre à 1000°
Le pâtissier Rémi Bouiller poursuit sa découverte des arts urbains avec un souffleur de verre, Thomas Ségaud. De l’alchimie entre les deux créatifs, est née une technique de cuisson.
Le pâtissier Rémi Bouiller poursuit sa découverte des arts urbains avec un souffleur de verre, Thomas Ségaud. De l’alchimie entre les deux créatifs, est née une technique de cuisson.
Un matin frisquet et férié de mai dernier, on s’est pointé à Arcueil, en région parisienne, pour une journée particulière : initiation au soufflage de verre, avant d’assister aux premiers « vrais » essais d’une cuisson flash au verre tout juste soufflé, par Rémi Bouiller, prix Pâtissier Omnivore 2022. D’entrée, une mèche s’allume devant le mini-four qui trône sous la verrière du jardin d’hiver (et l’immense chien, qui nous arrive quasiment au menton !). Comment décrire le reste sans tomber dans le cliché arty-dantesque ? Entrecoupée des cris stridents des divers outils, animée de flammèches des fers à souder, la vie ici sent le métal, le chaud, le sulfureux, l’huile de coude, et se passe entre fours et fours. À gauche, un coin cuisine ; un demi-palier plus bas, la « salle de spectacle », où nous passerons la journée à faire nos propres « œuvres », entre une drôle de banquette où l’on s’installe pour sculpter la forme et un four à plus de 1000 °C d’où sort le verre en fusion. Au fond, une étagère avec tous les types de verre qu’utilise Thomas pour ses réalisations, qui vont du plus petit élément décoratif à la vaisselle la plus élaborée, en passant par de surprenants jouets pour adultes.
De l’art à l’artisanat
Sa casquette à l’envers, son bermuda noir et son marcel Motorhead laissent une partie de ses tatouages apparents. Il se déplace entre ses stations de travail comme s’il faisait du shadow-boxing, ou de la capoeira, voire du twirling bâton, on ne sait trop. Thomas Ségaud est un artisan rare, « ouvrier d’art » selon la nomenclature officielle, au même titre qu’un gnomoniste ou qu’un glypticien. Il est souffleur de verre (ils ne sont pas plus de 200 en France), et heureux. Le verre, c’est un virus qu’il a chopé vers ses 17 ans, dans son Auvergne natale. « Je suis passé devant un atelier, je me suis arrêté pour regarder, je suis rentré et j’ai dit à mes parents que je voulais devenir souffleur de verre. Voilà. » Un CAP art et techniques du verre et un bac pro artisanat et métiers d'art option verrerie entre deux petits boulots plus tard, le voilà parachuté à Lyon, auprès d’un designer de verre. Et puis, il y a six ans, il dégote cette ancienne métallerie, reprise par Stéphane – discret bricoleur qui passera la journée à côté sans faire de grabuge, concentré sur son appareil à souder ou ses autres outils étranges qu’on l’a vu manipuler – il y onze ans. Un « formidable terrain de jeu » où Thomas donne depuis trois ans ses cours d’initiation à son artisanat, qui lui permettent de vivre de son art depuis cette année seulement.
« 5000 balles de gaz par mois »
Commencer par le début, avec la matière. « Dans la vie, y a le verre de vitre, le verre du plat que tu mets au four et que tu laves à l’eau froide, le verre de cantine, de laboratoire, le verre à luminaire… Le verre que j’utilise est différent des autres, il a beaucoup de particularités. »
Passer à l’élément. Le feu. Isolé dans des fours équipés de matériaux réfractaires à base de laine de céramique et de verre. Entretenu entre 1150° et 1200° à l’année pour le four de fusion, un mastodonte qui monte à 1000° en trois semaines, pour tenir jusqu’à l’été. À distance supportable, un autre four, dit de réchauffe, qui monte en une heure et qu’il peut éteindre le soir. En face, les paradoxaux fours de recuisson, foyer à 510° où reposent les pièces fraîchement façonnées, le temps de « refroidir ». Soit 24 bonnes heures. Tout ce joyeux feu de création a un prix : « 5000 balles de gaz par mois. » Ses cours d’initiation et ses collaborations diverses avec des enseignes ou des marques amortissent les coups de chaud. Nous sommes trois au 251e cours de son histoire, avenue Lénine à Arcueil.
Pédagogue, adaptant son discours au profil de ses « élèves », il procède. Cours d’anatomie d’un verre (« le buvant, le corps et le cul pour le poser »), annonce du menu du jour : deux petites pièces et une grande par personne, discussion sur les formes envisagées et direction le tableau-pupitre-plan de travail. Et là, pluie de mots exotiques : fers à trancher, ferrets, canne, mors, palettes bois, pontil… Autant d’outils nécessaires pour fabriquer un objet en verre. Et on passe direct aux travaux pratiques. Et son supplément choc thermique.
Nous nous plions à toutes les étapes de création avec plus ou moins de grâce et d’efficacité mais surtout avec l’objectif de comprendre ce qui a mené Rémi Bouiller vers un processus de création avec l’artiste, histoire d’éprouver la nuance entre cuisine spectacle et cuisine spectaculaire. Comme souvent en orbite du jeune pâtissier de Kreme, à Montrouge, des artistes plus ou moins fantasques gravitent. Avec Thomas, comme avec Claks l’an dernier sur la grande scène du festival, il a trouvé un moyen d’imprégner ses créations de leur art. Un décor de gâteau par Claks, une méthode de cuisson avec Thomas. En l’occurrence, fabriquer un four en verre minute sous forme de cloche pour cuire des aliments tout aussi minute au sortir des palettes et des doigts experts de Thomas pour le façonnage. La suite se passe en images ci-dessous.
Un abricot soufflé donc, sur un lit d’herbes aromatiques, arrosé d’un tout petit filet d’huile d’olive, qui flambe dès qu’il est emprisonné dans le verre. À la dégustation, un fruit confit et compoté au cœur, aux arômes fumés, rôti sur le dessus et d’une jutosité folle.
Ça marche, on goûte, c’est bon, on rigole… Les deux artistes sont heureux d’avoir mis en œuvre une intuition, conscients du goût certain obtenu, beaucoup moins d’avoir inventé une technique de cuisson qui finira peut-être dans un manuel de techniques de pâtisserie un jour.
Audrey Vacher